EN FINIR AVEC LES ROSES
Si je les avais croisés avant l’aube, j’aurais d’abord vu leurs deux mains entrelacées qui se dénouaient et se retrouvaient sans cesse. Mon regard serait ensuite remonté jusqu’à leurs visages. Amoureux, j’aurais pensé, sans l’ombre d’un doute.
Je n’aurais pas repéré le léger tressaillement agitant l’œil gauche de la femme. Pas à cette distance, ni dans la pénombre. Sans douter un instant de mon jugement, j’aurais rêvé d’échanger ma liberté contre une main dansant sur la mienne.
Mais je ne suis pas encore là. Le couple parcourt les allées du parc, seul. Je ne les vois pas, qui fendent la nuit d’un pas lent, savourant ces instants suspendus. Je ne vois pas leurs doigts qui, petit à petit, ralentissent leur manège, un peu engourdis par le froid.
La femme aimerait parler. Elle hésite. Après tout, elle n’est sûre de rien. Elle plonge sa main libre dans la poche de son large manteau en laine. Ce qu’elle y trouve lui donne le coup de pouce nécessaire. Elle s’y cramponne et montre de la tête un banc en bois :
– J’ai un peu mal aux jambes.
– Moi aussi, c’est vrai.
Assis côte à côte sur les lattes en pin, leurs mains se cherchent toujours. Les doigts se frôlent, se reconnaissent, se gênent, y reviennent. Ils finissent par se séparer, repoussés loin les uns des autres, sur la cuisse de leur propriétaire.
Si j’avais franchi les grilles du parc à cet instant, leurs mains m’auraient menées à une tout autre conclusion. Sans avoir été témoin du début de leur promenade, j’aurais pensé : rupture éminente. Et j’aurais jubilé intérieurement de n’avoir promis mon corps à personne.
Je n’aurais pas pour autant réalisé l’ampleur des doutes qui tourmentaient la femme. Elle se demandait, la paupière en effervescence :
« Quelles preuves concrètes ai-je de son amour ? M’a-t-il seulement offert des fleurs une fois ? Pas forcément des roses rouges. Juste des fleurs, n’importe lesquelles. Non, bien sûr. M’a-t-il dit Je t’aime au moins une fois ? Rien qu’une fois ? Bien sûr que non. Pourquoi gaspiller sa salive quand un vague Moi aussi suffit. Moi aussi. Le combo gagnant d’égoïsme et de lâcheté. La réponse des lâches qui n’assument pas. Alors que moi, j’assume. Je lui susurre des Je t’aime à la pelle. Je l’emmène au restaurant. Je lui ai offert une cravate, un polo et même une montre chronographe. »
La femme aurait sûrement râlé intérieurement encore un moment, en tripotant le bâtonnet au chaud dans sa poche, et ils auraient fini par continuer leur chemin en silence, si je n’avais pas surgi dans l’allée à cet instant précis.
Moi. Le détail qui allait changer leur vie.
Un bouquet de roses rouges décharnées, têtes en bas et feuilles raplapla dans une main, l’autre main qui tente de masquer un bâillement après une longue nuit de porte à porte. Je traîne ma carcasse ainsi que mon dégoût d’avoir réussi à convaincre jeunes, vieux, machos, féministes, cocus, volages, qu’une de mes roses suffirait. L’écœurement est tel qu’il déborde et me force la main. D’un geste sec qui me surprend moi-même, j’envoie valser le bouquet dans une poubelle.
La scène est comme une grande claque pour la femme. Ses avis bien tranchés sur la vie et l’amour volent en éclats. Elle réalisera, quelques mois plus tard que, sans moi, elle serait passée à côté et n’aurait jamais réalisé que l’amour ne se mesure pas à coup de roses.
Je ralentis le pas. La femme parle. Elle a la voix rauque d’une fumeuse. Cela tranche avec son visage poupon. Elle hâche les mots comme pour les désincarner de leurs émotions.
– J’ai obtenu une promotion. Cheffe du département R&D. Je dois partir, à la fin du mois, pour Chicago.
Je la regarde, le souffle court. Elle lève la tête. Son regard frôle le mien, puis se tourne vers l’homme.
Il lève les yeux vers elle. Elle baisse les siens. Il la fixe.
– Eh bien, moi aussi !
Elle retient un sourire. Elle n’ose croire avoir entendu ses deux mots tant attendus. Elle relève les yeux, timidement. Le regard de l’homme confirme ses mots. Elle réalise qu’il a les pommettes écarlates et la goutte au nez. Et que cela lui va bien. Elle lâche prise et se dévoile. Sans filtre.
L’homme lève la main vers son visage. Elle le laisse faire. Il range une mèche de ses cheveux derrière son oreille et appuie son front contre le sien.
Elle recule sa tête, les yeux toujours rivés dans les siens. Sans le lâcher du regard, elle sort le bâtonnet en plastique de la poche de son manteau et le lui tend. Les deux bandes roses ne laissent aucun doute.
L’homme saisit le test, l’inspecte et le glisse dans la poche de sa veste. Ses yeux reviennent à elle. Il ouvre la bouche et puis ne dit rien. Sa main cherche la sienne, la trouve et la serre.
La paupière de la femme cesse de vibrer. Enfin.
Ils se lèvent et reprennent leur promenade. Le silence a pris une teinte différente.
Je les regarde s’éloigner, main dans la main. C’est si beau que je pose le premier jalon d’un choix.
« Moi aussi, je vais en finir avec les roses ! »
Véronique Rosset, été 2023